Les restaurations ratées

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Les restaurations ratées

Qui d’entre nous n’a pas eu connaissance de ce pauvre Christ Espagnol défiguré par une apprentie « restauratrice » ? L’Ecce Homo de Borja fait partie des pires restaurations de l’histoire de l’art.

restauration ratée
Ecce Homo de Borja, Fresque d'Elías García Martínez, Photo AVANT dégât et tentative de restauration (Public domain, via Wikimedia Commons)

Photo Externe AVANT/APRES

Les trois versions de l’Ecce Homo de Borja sont visibles sur le site du journal Le Monde :
à gauche, la version originale ; au centre, la fresque détériorée ; à droite, la « tentative » de restauration par une amatrice…

Ou sur le site du magazine Connaissance des Arts qui donne d’autres exemples de restaurations ratées.

En effet en 2012, cette peinture de la fin du XIXe siècle – Ecce Homo, un portrait assez sobre du Christ peint à même le mur d’une église à Saragosse – a fait l’objet d’une restauration par une octogénaire, peintre du dimanche…

Si l’œuvre montrait des signes d’usure dus à l’humidité, l’intervention de l’artiste a valu au Christ une grande métamorphose picturale. Résultat : un visage déformé ressemblant davantage à un singe qu’à un homme. Cette restauration a fait le tour du monde sur les réseaux sociaux, et il faut avouer que les retombées financières de ce scandale sur la commune de Borja ont largement compensé le préjudice « artistique » de cette restauration ratée. En effet, le nombre de touristes visitant la ville est passé de 6000 à 57000 et l’argent collecté pour l’église venant visiter la fresque a permis de financer une maison de retraite.

En 2022, une œuvre d’après Murillo à Valence, toujours en Espagne, a été confiée à un restaurateur de meubles. Le délicat visage de la vierge s’est transformé en un visage de maternelle.

Que pouvons-nous en déduire ?

S’il est vrai que la loi espagnole autorise les gens à s’engager dans des projets de restauration sans les compétences nécessaires, il faut rappeler que la conservation-restauration des biens culturels est un métier sérieux et technique où il n’y a pas de place pour l’improvisation.

Cependant, les restaurations « ratées » existent depuis des siècles et concernent de nombreux pays. Malheureusement l’on déplore la perte de nombreux œuvres voire chefs-d’œuvre.

Alors pourquoi ?

Si l’on fait un bref retour sur l’historique de la restauration, on sait que la restauration en tant que notion philosophique est aussi ancienne que la création artistique. Une fois l’œuvre créée s’exerce un processus de dégradation de ses constituants qui va entraîner l’intervention de l’Homme directement sur l’œuvre.

Au Moyen-Age, dès qu’une œuvre n’était plus au goût du jour, ou qu’elle présentait des altérations, les artistes la repeignaient totalement ou superficiellement. Un tableau présentant des écailles était copié et jeté.

La Vierge à l’enfant de Coppo Di Marcovaldo (1225-1276) peinte à Sienne (Basilique San Clemente in Santa Maria dei Servi) en 1261, a été repeinte quelques décennies plus tard par un de ses élèves. Merci aux rayons X qui ont permis de retrouver le véritable visage de la Madone.

Restaurations ratées Muses et arts
Madonna Del Bordone, Tempera sur bois, 225x125cm, Coppo di Marcovaldo, 1261, Sienne, Basilique San Clemente in Santa Maria dei Servi (Public domain, via Wikimedia Commons)
Restaurations ratées Muses et arts
Eternel et anges, haut découpé du polyptyque de Baroncelli, 76,2x71,1cm, Giotto ou Taddeo Gaddi, 1328-29, San Diego Fine Arts Gallery (Public domain, via Wikimedia Commons)

Ou bien le retable de Giotto (1266-1337) « le couronnement de la Vierge » dont la partie supérieure a été découpée pour l’adapter.

Le souci décoratif est prioritaire au détriment du respect historique.

Restaurations ratées Muses et arts
Polyptique Baroncelli, Tempera sur bois, 185x123cm, Giotto ou Taddeo Gaddi, 1328-29, Chapelle Baroncelli, Basilique Santa Croce, Florence (Public domain, via Wikimedia Commons)

La naissance d'un métier

Au XVIIIème siècle, on assiste à la naissance du métier de restaurateur et une distinction entre le métier de peintre et celui de restaurateur voit le jour. Le métier apparaît simultanément en France et en Italie. Mais avec la naissance de nouvelles techniques de restauration comme la transposition, les restaurateurs font preuve de zèle et de nombreuses œuvres majeures seront perdues lors d’opération de restauration. Ces opérations de transposition devaient permettre de changer un support initial lorsque celui-ci présentait des pathologies importantes. Les actions mises en œuvre pour la réalisation de ces opérations ont largement contribué à la perte d’œuvres inestimables.

En 1750, l’atelier de Robert Picault transpose  La Charité du peintre Andréa Del Sarto peinte en 1518 en utilisant du mercure ou de l’acide nitrique pour « décoller » la couche picturale de son support bois et la poser sur un nouveau support, une toile. Aujourd’hui, l’œuvre fragilisée par ces traitements ne cesse de présenter de nouvelles pathologies : perte des propriétés des constituants du tableau provoquant déplacages, pertes de matière et fissurations nouvelles.

Restaurations ratées Muses et arts
La Charité, Huile sur panneau transférée sur toile, 185x137cm, Andrea del Sarto, 1518, Musée du Louvre, Département des Peintures INV 712 (Public domain, via Wikimedia Commons)

Cette méthode fut très vite abandonnée par les artisans scrupuleux mais a survécu chez d’autres.

Les secrets d’atelier, les techniques non partagées, sont à l’origine de la destruction d’œuvres d’art.

Il faudra attendre la fin du XIXème siècle, voire le XXème siècle, pour voir, à travers les progrès de la chimie et la naissance de laboratoires, une conscience artistique différente.

La naissance d'un code déontologique

Avec le développement des musées et des collections académiques, le statut de conservateur prend toute sa dimension. Les règles du métier apparaissent et le restaurateur ne doit pas être un artiste créateur mais un technicien praticien au service de l’œuvre.

Un texte écrit par Cesare Brandi, alors directeur de l’Institut Central de Restauration à Rome en 1963, pose les jalons de la Restauration moderne : la démonstration de Brandi repose sur le fait que l’œuvre d’art est un produit issu de la création humaine mais qui diffère profondément de tous les autres.

La différence entre l’œuvre d’art et l’objet ordinaire ne repose pas sur les matériaux utilisés ou la technique mais sur la reconnaissance de cette création comme œuvre d’art. De là, on fait la différence entre réparation et restauration.

Après diverses chartes et codes de déontologie, le code de l’ECCO est né en 1993 et adopté par l’assemblée nationale le 1er mars 2002 (confédération européenne des organisations de conservateurs-restaurateurs).

Les principes généraux stipulent que le restaurateur se doit de préserver les biens culturels au bénéfice des générations futures quel que soit l’objet ou bien culturel auquel la société attribue une valeur artistique, historique, documentaire, esthétique… et non, comme beaucoup le pensent, réduire l’œuvre à une simple valeur vénale.

Le conservateur-restaurateur a donc une responsabilité envers le propriétaire de l’œuvre mais aussi envers l’œuvre. Il se doit de contribuer à la compréhension des biens culturels dans le respect de leur signification esthétique et historique.

En résumé, le conservateur-restaurateur doit exercer en conformité avec ces réflexions. Il doit limiter son intervention au strict nécessaire en privilégiant l’aspect conservatoire de l’œuvre et non l’aspect esthétique de l’œuvre.

Il doit également chercher à utiliser des produits, matériaux et procédés correspondant au niveau actuel des connaissances et qui ne nuiront ni à l’œuvre ni à l’environnement, matériaux ou techniques qui doivent être stables et réversibles. Ceci exclut de nombreuses techniques utilisées par les néophytes en matière de restauration comme l’acrylique et l’huile qui ne sont pas réversibles.

En dernier lieu, le conservateur-restaurateur peut refuser en toute circonstance une requête qui lui semble contraire aux règles ou à l’esprit du code d’éthique comme intervenir sur une signature, ou retoucher abusivement sur des zones difficilement lisibles mais présentes par fragment.

Alors pourquoi tant d’œuvres échappent encore à ces règles conservatoires ?

Si l’on souhaite aujourd’hui que le travail du restaurateur demeure réversible, il faut rappeler que l’allègement du vernis est une opération irréversible comme le sont de nombreux actes de restauration à des degrés divers et que le public n’est pas ou peu averti…

Que de dangers subsistent quand les outils technologiques sont mal ou incomplètement utilisés, faute de retour d’expérience dans l’utilisation de ces techniques ou manque de communication autour d’études préalables. Des éléments qui contribuent à une certaine forme d’obscurantisme qui peuvent conduire à restaurer plutôt qu’à conserver.

  • Restaurer et conserver sont des notions philosophiques finalement assez récentes et les choix d’intervention sont souvent délicats et posent les limites de l’intervention. Comme par exemple, la conservation et la restauration de restes humains patrimonialisés dans les musées, qui soulèvent des questions d’ordre éthique, social, et culturel même si les interventions s’appuient sur des doctrines et des principes déontologiques. Le code de l’ECCO énonce que la conservation et l’exposition de ces œuvres « restes humains » doivent se faire en accord avec les intérêts et croyances des groupes ethniques ou religieux d’origine dans le respect de la dignité humaine.
  • Cesare Brandi, dans son ouvrage Théorie de la Restauration, laisse entendre que « la restauration est attirée d’une manière permanente vers l’empirisme », « que le danger est peut-être même plus grand qu’avant car l’industrie culturelle qui exploite l’attrait touristique des œuvres d’art prime sur la rigueur et les exigences de la restauration. Il est vrai que la restauration de L’Ecce Homo, peinture de l’Eglise du Sanctuaire de Miséricorde à Borja, véritable ratage pictural, fut un véritable succès touristique pour la ville et rien n’est fait aujourd’hui pour mener une véritable campagne de « dérestauration » ». (Cesare Brandi, Théorie de la Restauration, 1963, Traduction française de Colette Déroche, Edition du Patrimoine, Monum, Paris, 2001, p.21)
  • Sarah Walden, historienne de l’Art et restauratrice de tableaux britannique édite un ouvrage en 2003, Outrage à la peinture. Tel que cité dans l’introduction du Rapports de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Sarah Walden […] n’hésite pas à écrire :  « l’ampleur de la restauration des peintures durant ces cinquante dernières années est sans précédent, aussi bien par le nombre que par l’extrémisme des méthodes employées, qui vont de l’inadéquat jusqu’à l’irresponsabilité totale ». Et l’auteur d’ajouter pour alerter le lecteur : « Imaginons que Titien ou Leonard de Vinci viennent à s’aventurer de nos jours dans l’un de nos grands musées de peinture, comment réagiraient-ils ? […] Ils prendraient avec philosophie les effets du temps sur la peinture à l’huile ou la toile, mais ils seraient horrifiés devant les ravages infligés par l’homme à leurs œuvres » ». (Rapport sur les techniques de restauration des œuvres d’art et la protection du patrimoine face aux attaques du vieillissement et des pollutions, (Introduction) Par M. Christian KERT, Député, Enregistrement Assemblée nationale n°3167 et Sénat n °405, le 15 juin 2006)
  • L’Association pour le Respect de l’Intégrité du Patrimoine Artistique (ARIPA) débat sur les actions entreprises sur des œuvres majeures et dénonce les problématiques. Un exemple, la restauration du chef d’œuvre de Véronèse, Les Pèlerins d’Emmaüs, peint en 1560. Une restauration fondamentale a été entreprise en 2003-2004 par le Louvre et le C2RMF. La restauration n’ayant pas été conforme aux objectifs souhaités, celle-ci fut reprise en 2009 sans plus de succès. L’association avait mis en évidence des retouches abusives changeant l’expression du personnage (nez refait, bouche étirée et bas du visage bouffi, sourcil absent…). Vous pouvez consulter le dossier sur aripa-revue-nuances.org

En conclusion...

En conclusion, le métier de conservateur-restaurateur même habilité reste complexe, oscillant toujours entre respect historique et intervention. S’il n’est pas professionnel, il doit au nom du respect de l’artiste et de l’œuvre s’abstenir de toute intervention. S’il l’est, sa responsabilité est engagée et sa mission consiste à réaliser un examen précis des éléments constitutifs de l’œuvre et de leurs pathologies afin de déterminer des actions directes (sur l’œuvre) ou indirectes (sur l’environnement de l’œuvre) à entreprendre sur le bien culturel, afin de retarder la détérioration de celui-ci, en n’oubliant pas de « repenser la méthodologie » et de développer les procédés de restauration pour une pratique sûre et mesurée.

Sources

Bibliographie

  • Cesare Brandi, Théorie de la Restauration, 1963, Traduction française de Colette Déroche, Edition du Patrimoine, Monum, Paris, 2001
  • Sarah Walden, Outrage à la peinture : ou comment peut la restauration, violant l’image, détruire les chefs-d’œuvre, Traduction française de Christine Vermont et Roger Lewinter, Editions Ivrea, 2003

Sitographie

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